Quelques
éléments de réflection au sujet de “Soumission”
Evacuons
de suite l'intro : si vous lisez cet essai, c'est que vous savez sans
doute de quoi parle le livre et l'avez sans doute lu. Vous connaissez
sans doute aussi le sacré personnage qu'est Houellebecq. Je révèle
de suite : j'adore Houellebecq; je considère qu'il est un écrivain
important pour notre “époque” (disons, le début du XXIe siècle
en France) en ce qu'il met à jour, dépeint et articule beaucoup de
ses courants sous-jacents.
Parlons
maintenant de “Soumission”. Je ne prétends pas en proposer une
vue particulièrement brillante ou originale, je veux juste exposer
quelques objections qui me sont venues à l'esprit – surtout en ce
qui concerne (on va dire) le dernier tiers du roman.
Tout
d'abord, la plupart, sinon tous, des romans de Hllb partent du même
principe (the
same premise)
: le narrateur / la France / le monde occidental a connu son apogée
et, à cause de cette satanée gauche et du libéralisme triomphant,
ne lui reste plus à venir que la décadence dont il prend conscience
par son corps (souvent via des problèmes de santé), sa vie
sexuelle, sa conscience. Défaitisme, nihilisme, désillusions
constituent sa raison
d'être
(en anglais) et son
fond de commerce.
Et
c'est justement là la faille de départ. Autant je suis d'accord
avec lui sur certains points précis (il fait feu de références
avec des marques de produits et des noms réels), autant -si j'y
réfléchis- on peut considérer qu'il saborde ainsi ses
explorations. Il est de mauvaise foi; il procède d'un parti pris (a
fait
accompli
en anglais). Si ses protagonistes (dans le cas précis François
-François / Français...
get it?????-) se
coupent dès le début de l'histoire des autres -que ce soit d'amis
potentiels, de leur famille, ou de la “société” au sens large-
ils ne peuvent guère ensuite se plaindre de leur solitude.
Et
justement, l'un des points majeurs de l'islam que Hllb ne mentionne
qu'une seule fois très brièvement, est qu'il offre un principe de
fraternité entre ses adeptes (qui n'a pas entendu des jeunes
musulmans s'appeler 'frère” ?). Il y avait là quelque chose à
creuser, qui répondrait à l'attente de François. François
n'envisagera sa conversion qu'en termes d'avantages quotidiens précis
(plus particulièrement avoir une petite minette et une cuisinère à
disposition) mais ne la met pas en relation avec sa quête de
religion (entendue dans le sens étymologique de “religare” =
relier). Il est étrange que Hllb n'entrevoie la perspective de faire
partie d'une communauté qu'en référence au christianisme (François
va y réfléchir dans le couvent de Huysmans) ...mais pas en
référence à l'islam.
En
d'autres termes, la conversion de François est prosaïque,
intéressée –et pourquoi pas, dans le cadre dit “diégiétique”
de l'histoire !- mais n'est pas mise en rapport avec la pratique islamique qui est tout de même le sujet
du roman. Bizarre.
Autre
problème.
Le
roman commence tellement bien... Il est brillant quant à sa
présentation du sujet principal (the
plot)
: Hllb imagine finement comment et pourquoi un parti islamique
pourrait remporter l'élection présidentielle française; puis il ne
se concentre plus que sur l'histoire de son protagoniste. Son
panorama finement tissé géo-politique disparait.
Quid
du Fr*nt National ? (Qui, après tout, était à 50/50 avec le
candidat musulman !) On n'en parle plus. Quid de l'opposition
politique ? Il ne la mentionne que sur cinq lignes. Quid des
affrontements violents (mentionnés au début du livre, n'oublions
pas) ? On n'en parle plus. Quid des conséquences légales avec le
reste de l'Union Européenne (contre qui Hllb a une dent) ? On n'en
parle pas. Quid du fonctionnement du gouvernement une fois installé
? On en parle à peine. Quid des autres personnages (le prof penseur
d'extrême-droite -arrêtons avec ces néologismes débiles
médiatiques tels que “identitaire”- et le spécialiste du
renseignement) ? On n'en parle plus, ils ont disparu. Il aurait été
justement fascinant de savoir ce qu'il advient du premier. Ca aurait
équilibré le propos, donné un autre point de vue, et apporté la
contradiction au va
bene
accordé au nouveau régime.
Et
quid des femmes ? Je reviendrai sur ce sujet.
Avec
ces passages à la trappe, il me semble que Hllb gâche son excellent
travail. Son projet perd en complexité, en profondeur. Il ne
s'intéresse plus qu'à son personnage. A ce propos, il ne me semble
pas exagéré de voir en ce choix -ou focus,
pour parler en charabia universitaire actuel- une possible mise en
valeur de ce personnage tenant presque de l'identification : François
pourrait être vu comme le représentant d'une certain groupe social
français (bourgeois, intellectuel, blanc, la quarantaine sinon plus,
parisien) et -osons le dire puisque vous y pensez certainement déjà-
comme l'alter ego de Hllb en personne. L'auteur a évidemment le
droit de poser son protagoniste ainsi – mais il perd de ce fait de
sa vision générale (les autres personnages, les autres parties de
la société).
Ce
qui nous amène à l'un des traits de l'oeuvre houellebecquienne. La
plupart sinon tous ces livres sont basés sur un personnage principal
(bourgeois, intellectuel, blanc, la quarantaine sinon plus) dont on
suit le point de vue et les péripéties via sa voix intérieure
(narration subjective). Je sais, si je me rappelle bien, “les
particules élémentaires” offrait plusieurs protagonistes avec une
narration à la troisième personne mais, la plupart du temps, Hllb
opère grâce au sortilège (trickery)
de la narration subjective. Celle-ci emprisonne le lecteur, identifie
l'histoire au narrateur (ou vice versa), privilégie un point de vue
particulier, et exclut de fait les autres perspectives. Cette
technique est efficace. Elle fonctionne souvent très bien et je n'en
fais pas une critique.
Le
problème -me semble-t-il- pointe le nez quand Hllb décolle des
histoires romanesques pour l'appliquer à un véritable sujet de
société qui dépasse le cadre des péripéties / du seul point de
vue d'un personnage.
Dans
un sens, le fait qu'il se soit donné la peine de tisser un
compte-rendu socio-politique réaliste, réfléchi, avec des points
de vue et personnages différents lors de la première moitié de son
livre pour ensuite les abandonner témoigne d'une certaine confusion
dans son entreprise, d'un manque de constance, voire d'une certaine
roublardise intellectuelle (you
can't have it both ways).
Hllb
est assez intelligent pour se douter que publier un roman de
politique-fiction sur le thème de l'avènement de l'islam en France
ne pourra pas être pris à la légère. Et de fait, il prend bien
soin d'avancer ses pions en offrant des explications tout à fait
crédibles; malheureusement il écarte ensuite toutes ses contextualisations pour ne plus jouer que de la corde du héros malmené. Ce
faisant, il perd en crébilité. Il se doute bien que les polémistes
de tout bord l'attendent au tournant ...mais il abandonne en chemin
son brillant travail d'argumentation et “Soumission” devient un
nouveau chapitre dans son oeuvre romanesque. Le livre offre soudain
le flanc aux attaques polémiques.
Bref
autre point qui vaut ce qu'il vaut : j'ai eu l'impression tout au
long de la lecture que Hllb devient de moins en moins drôle. Là
aussi, “Soumission” commençait assez bien : cette fois, il se
payait la tête de Bayrou (après celle de JeanPierrePernaut) et puis
… la satire s'estompe, les traits fulgurants se font plus rares.
J'ai eu l'impression qu'il était moins mordant que d'habitude. Il ne
balance plus autant de ses jugements désopilants (“Tu passes
Beethoven en vitesse rapide, c'est du Mozart !”). (Ceci étant dit,
à la réflexion, on ne riait guère avec “Plateforme” ou “le
Territoire” ou “la possibilité” ou “les Particules”...
Soit.)
Passons
enfin au cran au-dessus : en quoi “Soumission” a probablement
tort
-
revenons sur le sujet des femmes.
Donc
le roman raconte que les femmes disparaissent de la sphère publique
/ professionnelle pour être reléguées à la cuisine et chambre à
coucher. Ma question est : est-ce bien réaliste dans le cadre de la
France (membre de l'Union Européenne, on le rappelle encore) en 2022
? Problème de verisimilitude.
On en revient à mes objections précédentes : Hllb évacue en
chemin le contexte, la réalité géo-politique. En fait allons plus
loin, imaginons même que la mise au placard des femmes françaises
se réalise dans le cadre de la fable racontée : quelqu'un
imagine-t-il / elle (hi hi) sérieusement que la soumission des
femmes -on rappelle que, comme pour le score du FN (mais cette fois
de la population), sa grandeur se situe à hauteur de 50% tout de
même !- se produirait instantanément et sans résistance ?? …
Clairement, l'auteur n'est pas crédible.
Autre
sujet qui fâche : la présentation des femmes par Hllb comme unique
objet sexuel (voir ses autres livres). On revient encore à mes
remarques sur son choix de point de vue unique : il est pratique
(convenient) pour l'auteur d'argumenter que cette perspective
ne représente que celle du personnage principal, mais.... c'est un
peu facile. On appréciera le fait que le seul personnage féminin
crédité d'intelligence dans le roman (l'universitaire mariée au
chef des renseignements) est lourdement présentée comme étant
physiquement hideuse. Curieux hasard. D'autant plus que le principal
-et seul ?- attrait de Myriam est sa disponibilité sexuelle.
Suivant
ce système de valeurs (et hop ! Un autre rappel de mes remarques
plus haut !), il est alors logique que le protagoniste se sente seul
...quand il se coupe d'une trentaine de millions de possibles
partenaires de discussions. Il est un intellectuel et se comporte
comme une brute; son parcours est donc voué à l'échec. L'édifice
bâti par Hllb est un chateau de sable, un faux dilemme basé sur du
sexisme réducteur et auto-apitoyé.
A
développer.